Journal n°0

Édition du programme de recherche Robinson, 2014

Extrait
Comment je vois Robinson Crusoé.


Il y a deux manières d’envisager les aventures de Robinson Crusoé.
La première prévaut depuis la parution du livre en Angleterre au début du XVIIIè siècle. Elle a fait le succès du personnage. Elle consiste à se concentrer sur sa survie dans l’île déserte, de son naufrage à son retour au pays natal. Peut-être même qu’elle continuera d’alimenter encore longtemps notre imaginaire, entre la promotion des kit de survie post-nucléaire sur les sites internet anglo-saxons et notre fascination pour la fin du monde, sans parler de la catastrophe écologique qui a lieu, en ce moment même.

La seconde manière considère Crusoé tel qu’il est avant et après son naufrage. Le propriétaire d’une plantation au Brésil. Sa passion première, son désir le plus fort est de pouvoir gérer (sans la fortune de son père) une entreprise et de jouir des bénéfices auxquels il a droit. Jusque là le personnage est conforme à l’éthique protestante de l’auteur, Daniel Defoe qui voit dans la naissance du capitalisme une manière de faire un honnête commerce, bien qu’il nous présente son personnage comme un jeune homme qui pourrait éventuellement échouer à s’enrichir, tellement il est hanté par une force insatiable de dépassement (il est fait pour le pire lit-on, mais aussi, il est son propre destructeur) ; Dans cette perspective, il préfigure les Traders du début du 21 ème siècle, tels qu’ils sont apparus au monde entier pendant la crise financière de 2008. D’ailleurs, à peine Crusoé est-il rentré en Angleterre qu’il prend des nouvelles de sa plantation au Brésil et la vend en faisant une plus-value. Voilà, l’argent qu’il rejette à peine arrivé sur l’île au prétexte qu’il lui sera inutile et qu’il est une drogue, est toute la vie de cet homme avant et après son expérience de survie.

Mais ce qui nous pose problème aujourd’hui, c’est que Crusoé, comme tous les commerçants de l’époque, était négrier. Voilà, il participait au trafic d’esclaves qui commençait sur la côte de Nouvelle-Guinée pour aller jusqu’aux Amériques. Trafic atroce dont on sait aujourd’hui que certains hommes noirs mourraient dans les cales des bateaux à force d’être maltraités. Mais aussi sa participation à ce trafic est illégale, c’est les Portugais apprend-on dans le livre qui en avait la primeur, et non les Anglais.

Alors, une question se pose. Ce naufrage, n’est-il pas une punition que l’auteur inflige à son héros – qui est surtout un antihéros – ? Ceci, soit parce que Defoe réprouve l’esclavagisme ou soit parce qu’il réprouve l’illégalité dans laquelle se met Crusoé en contredisant les lois marchandes internationales ou soit parce que Defoe nous fait le portrait ici d’un jeune capitalisme cynique que seule une punition exemplaire pourrait assagir en lui inculquant un comportement rationnel apte à diriger une entreprise sans se laisser emporter par l’appât du gain ? Quoiqu’il en soit cette aventure sur l’île déserte dont Karl Marx dit dans le Capital qu’elle est une robinsonnade – ridiculisant ainsi les utopies et les fictions littéraires – nous interpelle et attire notre attention sur le courage et la tenacité de Crusoé capable de rebâtir un état dans un milieu hostile.

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