Portrait ancienne étudiante / Marion Jhöaner, réalisatrice

Marion Jhöaner est réalisatrice. Elle a passé ses deux premières années de DNA à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole avant d’intégrer l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris et l’Edinburgh College of Arts en Écosse. Elle a réalisé plusieurs films documentaires en Scandinavie, mais aussi plusieurs courts-métrages de fiction. Elle vient d’obtenir le prix de la Liberté du 43e Festival du Court de Villeurbanne, en novembre 2022, avec la fiction Ce qui vient la nuit.

Ce qui vient la nuit, Batysphère production, 27’30 », 2022. 3 sélections en festival et le Prix de la Liberté au Festival du Film Court de Villeurbanne 2022 (voir le site de Marion Jhöaner)

Qu’attendiez-vous d’une école, et qu’est-ce qui motivait votre envie de vous investir dans un cursus artistique ?

Avant d’intégrer l’ÉSACM, je venais de terminer trois ans d’arts appliqués : j’étais donc déjà investie dans un cursus artistique depuis le lycée. J’avais choisi cette section parce que j’avais besoin de comprendre le monde à travers une approche plus sensorielle. Je pratiquais la photographie et l’écriture au quotidien et je ne me voyais pas rester assise toute la journée en classe sans pouvoir donner libre cours à mon imagination.

Ces trois années se sont révélées extrêmement riches et intenses, ce qui a soudé la promo dans laquelle j’étais. On attendait beaucoup de nous, aussi nous travaillions tout le temps, y compris la nuit à l’internat, même si nous n’avions pas le droit… Je n’ai pas le souvenir d’une vraie compétition entre les un·es et les autres, mais on était tou·tes porté·es par le désir de se surpasser, d’être toujours plus exigeant·es envers nous-mêmes. Il y avait aussi l’inquiétude du bac et des bons résultats dans les matières générales.

Au moment de choisir ma voie dans les études supérieures, cet environnement scolaire produisait une forte pression sur moi. Les noms des grandes écoles nationales revenaient en permanence avec le rêve d’y entrer. Et du côté de ma famille, on me poussait à intégrer une classe prépa dans le but d’entrer dans l’une de ces grandes écoles.

Mais pour ma part, j’étais épuisée de ces trois années de lycée et cette voie vers la prépa me semblait me précipiter, encore, vers une logique de concours et de productivité qui allait à l’encontre de la recherche intérieure dont j’avais besoin. Je sentais la nécessité de calmer le rythme, de réfléchir à la manière dont je souhaitais m’exprimer, identifier les pratiques artistiques que je voulais explorer. J’avais besoin de plus de liberté et c’est la raison pour laquelle j’ai tenté les Beaux-Arts de Clermont.

Dans une école d’art où il n’y a que l’option art, comment avez-vous nourri un projet de faire du cinéma ?

Je suis entrée à l’ÉSACM avec le désir de poursuivre la pratique photographique et vidéo que je cultivais déjà au lycée. Sans encore parler de cinéma, c’était la mise en scène qui m’intéressait, et les histoires qui découlaient de ces images, les atmosphères qu’elles suggéraient. J’ai développé mon goût pour le travail sonore également. Au départ, j’étais encore très tournée vers une recherche esthétique, au détriment du sens ; mais j’avais besoin d’en passer par là pour comprendre les thèmes qui m’animaient.

Mon parcours à l’ÉSACM a été déterminant en cela grâce à la rencontre d’un enseignant, Alex Pou et d’une chercheuse en particulier, Sarah Ritter. Ces discussions m’ont véritablement marquée. Il et elle ont aussi bousculé ma vision du travail, l’ont rendue moins rigide. En cernant mes préoccupations, ils m’ont dirigé vers le travail de cinéastes et d’artistes, souvent finlandais·es ou russes, qui sont toujours les piliers de mes inspirations aujourd’hui. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que j’étais profondément touchée et attirée par l’âme des pays nordiques et slaves.

Vous avez ensuite intégré l’EnsAD ?

Sur les conseils de Muriel Lepage, j’ai tenté le concours de l’EnsAD dès ma deuxième année, pour pouvoir avoir une chance de l’intégrer après ma licence, comme il est rare d’être retenu dès la première tentative. Toutefois, j’ai eu la chance d’être sélectionnée tout de suite et je suis entrée en deuxième année dans le département Photo/Vidéo.

Je souhaitais entrer à l’EnsAD depuis longtemps, c’était donc un rêve qui se réalisait. Malheureusement, la transition a été assez difficile. Contrairement à l’ÉSACM où le cheminement de l’étudiant·e est pris en compte de manière globale et où les enseignant.es forment un collectif, notamment au moment des bilans, l’EnsAD a un système très scolaire et moins familial, assez proche de celui du lycée, avec des notes, et des feuilles de présence, ce qui ne me correspondait pas du tout.

J’ai ressenti cela comme une méfiance à l’égard des étudiant·es, comme si l’on nous soupçonnait de ne pas avoir envie de travailler alors que nous nous étions battu·es pour entrer dans l’une des écoles d’arts les plus sélectives de France… Paradoxalement, on nous demandait de développer tout un travail personnel porté sur le monde extérieur, alors que l’on nous obligeait à rester dans l’école, en 2e et 3e année.

Cela a été très douloureux de constater que l’école rêvée n’était pas en adéquation avec mes attentes. Le fait d’être entrée en cours de cursus n’a probablement pas aidé à mon intégration, mais je ne me suis pas sentie très accompagnée.

J’ai eu davantage d’échanges fructueux en dehors de ma section, avec les professeur·es de Cinéma d’Animation qui m’ont guidée notamment pour mon mémoire – et ce malgré le fait que je n’ai jamais fait de projets d’animation. La transversalité est l’un des meilleurs aspects de cette école, tout comme les nombreuses options qui existent, par exemple, l’écriture de scénario où j’ai fait mes premiers pas. L’école dispose également de nombreux équipements, dans de nombreux domaines, ce qui reste un atout incroyable en tant qu’étudiante, notamment en vidéo puisque le matériel est très onéreux.

Mais c’est en dehors de l’EnsAD que j’ai commencé à réaliser des films de fiction, avec des collaborateur·rices et des mentors extérieurs à l’école. C’est donc en me professionnalisant que j’ai retrouvé une manière personnelle de tracer mon parcours, tout en me confrontant à la réalité du travail. J’ai intégré ces films à mon cursus, de manière un peu hybride, pour pouvoir poursuivre mes études jusqu’à mon diplôme. Il s’agissait de projets trop longs et trop conséquents pour être véritablement encadrés dans le système de l’EnsAD – du moins tel que l’école fonctionnait à l’époque, car il y a eu un changement de direction depuis. Je ne sais pas comment les choses ont évolué aujourd’hui.

 

Sur la Terre, des Orages, IKO productions, 2018. Acheté par TV5 Monde et Ciné+. 4 sélections en festivals et 4 prix dont celui du Meilleur film de fiction au Redline International Film Festival 2019, Toronto, Canada. (voir le site de Marion Jhöaner)

Votre séjour au sein du département cinéma d’Edinburgh était-il rendu possible par un accord Erasmus ?

La renommée de l’EnsAD est évidemment un atout dont j’ai bénéficié au moment de ma recherche de mobilité dans le cadre d’Erasmus. Le département cinéma de l’école d’art d’Edinburgh a accepté de m’accueillir et c’est là que j’ai véritablement développé ma pratique de cinéma documentaire avec Tracey Fearnehough et Itandehui Jansen. Elles m’ont poussé à sortir de l’école et à filmer, à surmonter l’appréhension de l’inconnu : un nouvel environnement, une nouvelle langue, un nouveau pays… J’ai donc réalisé Les vivants, les morts et les marins, un court documentaire qui se déroule sur un chalutier, et qui nous immerge dans le monde des pêcheurs que je découvrais pour la première fois.

D’un point de vue plus global sur l’enseignement, j’ai été extrêmement surprise de l’inversion des rapports entre professeur·es et étudiant·es. Les professeur·es étaient très soucieux de l’intérêt que les étudiant·es portaient au contenu de leurs cours, qu’ils et elles amélioraient en fonction de ce qui nous intéressait. Et les étudiant·es locaux, eux, n’hésitaient pas à exprimer ce qu’ils attendaient de ces cours. Cela me semblait très mature, égalitaire, à l’inverse d’un rapport plus pyramidal en France. Cette différence s’explique peut-être en partie par le fait que les études supérieures au Royaume-Uni sont payantes.

Bien sûr, ce séjour à Edinburgh m’a permis de m’ouvrir à un nouveau pays, de nouvelles cultures car le campus universitaire était très cosmopolite et pas seulement centré sur les arts. Je suis devenue bilingue aussi, ce qui a été extrêmement précieux pour mes projets documentaires suivants.

Vous étiez à Clermont-Ferrand la semaine dernière pour la projection du film Synti, synti (l’île écorchée). Pouvez-vous nous en parler ?

Synti, synti (l’île écorchée) est un documentaire qui poursuit mes recherches sur le rapport entre l’Homme et la nature. Il dresse un portrait des Îles Vestmann en Islande à partir d’une histoire tristement célèbre, celle d’un homme ayant miraculeusement survécu à un naufrage. Au-delà de ce récit emblématique, le film explore le quotidien des pêcheurs de manière sensorielle et délivre les histoires qui imprègnent le territoire de ces îles. C’est un documentaire que j’ai réalisé au cours de ma cinquième année à l’EnsAD, en 2018, et que j’ai donc choisi de développer dans le cadre de mon diplôme.

Cela comportait des avantages matériels conséquents mais, comme je le disais précédemment, il fait partie de ces projets que j’ai en grande partie développé en dehors de l’école. J’ai travaillé avec une productrice, Julia Fougeray (Azadi Productions), que j’avais rencontrée en 2017 sur le tournage de Sur la Terre des Orages, produit par IKO et soutenu par la région Grand Est – mon premier film de fiction complètement extérieur à l’école. C’est elle qui a trouvé les fonds nécessaires pour partir en Islande et organiser la post-production du film.

Comme le film devait répondre aux critères du diplôme, c’est à dire être terminé pour juin 2018, le développement s’est fait très rapidement et le tournage a été très court, ce qui est inhabituel pour un documentaire ! L’écriture du film s’est donc véritablement déroulée sur le tournage, et au moment du montage.

Synti, Synti (L’île écorchée), Azadi productions, 30’00 ». 11 sélections en festival et 4 prix (voir le site de Marion Jhöaner)

Quels sont vos projets en cours ?

Cette année (2022, ndlr), je viens de terminer mon troisième film de fiction, Ce qui vient la nuit, soutenu par la région Grand Est et le département des Vosges et produit par bathysphere. Le film commence à être sélectionné dans les festivals, notamment au festival du Film Court de Villeurbanne ce mois-ci.

J’écris également mon premier long-métrage de fiction, Sans sommeil, ainsi qu’un autre court-métrage de fiction sélectionné l’année passée à la résidence du Tilleul dans le Morvan. Je recherche une production pour ces deux projets.

Je développe également un projet de long-métrage documentaire, Nuna, qui s’intéresse à la communauté inughuit du Nord du Groenland. J’ai obtenu une bourse de la région de l’île-de-France qui m’a permise de me rendre sur place durant six semaines cet été, pour de premiers repérages. J’aborde donc l’écriture documentaire pour la première fois de façon plus traditionnelle, et je poursuis ce travail avec Azadi Productions.

Enfin, je travaille à la commande d’un scénario de long-métrage de science-fiction pour une importante société de production. Ce sont des projets très enthousiasmants, très différents, qui demandent tous énormément d’exigence, mais qui n’évoluent pas à la même vitesse.

Il faut s’adapter en fonction du projet à chaque fois, la méthode de travail est toujours différente. Comme je suis particulièrement attachée au collectif, je suis profondément touchée par cette symbiose avec l’équipe que l’on peut ressentir au moment de la préparation et du tournage. Mais j’aime tout autant la recherche et l’intériorité des périodes d’écriture, qui sont plus solitaires et plus longues.

Vous réalisez par ailleurs des missions de consultante et lectrice pour des institutions ?

Depuis cinq ans, je suis en effet lectrice de scénarios pour différentes sociétés et institutions. L’enjeu est un peu différent à chaque fois selon les activités de la société, mais il s’agit globalement de lire les scénarios dans un temps relativement court, d’en rédiger les synopsis et de développer une analyse en mettant en lumière les points forts et les fragilités des projets, soit pour aider les commissions à se positionner dans leurs sélections ou acquisitions, soit pour aider un·e producteur·rice à prendre du recul quant à la réception du projet par des personnes extérieures et rediriger l’écriture avec ses auteur·rices avant de débuter le financement. En tant que consultante, je suis parfois amenée à suggérer des pistes de réécriture en fonction des intentions des auteur·rices.

La fiction est un domaine extrêmement exigeant où la réception des spectateur·rices est fondamentale, même dans le cinéma d’auteur où les propositions se jouent parfois des codes narratifs. C’est ce lien fort avec le public et cette quête de l’émotion, qui circule de l’écran à la salle, qui me plaît tant dans le cinéma.

Teaser pour Les vivants, les morts et les marins : https://vimeo.com/320340537

Teaser pour Synti, synti : https://vimeo.com/307028286