Portrait de diplômé·es / Alex Chevalier

Diplômé d’un DNSEP obtenu à l’ÉSACM en 2013, Alex Chevalier participe à de nombreuses expositions, à la fois en tant qu’artiste et en tant que commissaire d’exposition. Fondateur des éditions exposé.e.s ainsi que de la revue Kontakt, il explore les différents moyens de diffusion d’un projet artistique.

Comment les pratiques artistiques, curatoriales et éditoriales sont-elles associées dans votre travail ?

Dans un premier temps, j’ai ressenti le besoin de dissocier ces pratiques, de les travailler indépendamment afin de me positionner, d’affirmer mes choix mais aussi, d’une certaine façon, afin de me faire reconnaitre par mes pairs. Comme un besoin de légitimer mes recherches. Aujourd’hui, je ne fais plus cette distinction, parce qu’en réalité, ma pratique correspond davantage à une recherche générale sur la façon de diffuser et de montrer un contenu artistique.

Cette question de la diffusion s’est posée très tôt dans mon parcours. D’abord par des actions dans l’espace public, sous la forme de collages urbains notamment, puis par un travail éditorial. Au début de la 4e année aux Beaux-arts, avec un camarade de promotion, nous avons créé Di Spuren, un journal d’esthétique et de contestation, que nous éditions à l’école. Nous avions pris le parti d’inviter aussi bien des artistes dont nous estimions le travail que des étudiant.e.s qui étaient alors libres de répondre à notre invitation de la façon qu’ils.elles souhaitaient. Nous empruntions des textes et des images qui nous semblaient faire sens à ce moment-là en prenant de grandes libertés ! J’ai ensuite poursuivi ce projet, seul, pendant deux ans, entre la 4e et 5e année ; en tout, il y a eu six numéros et deux hors-séries. 

La revue Kontakt a été créée en parallèle, au début de la 5e année. La genèse du projet se trouve dans un voyage à Berlin avec le même camarade de promotion : nous visitions les musées, et dans l’un d’entre eux, il y avait une collection incroyable de tracts, d’affiches et de pamphlets dadaïstes. Mon père étant un ancien punk, les photo-collages, les tracts et les affiches ont toujours été très présents dans mon environnement. J’étais donc face à une double histoire qui répondait en de nombreux points à mes préoccupations. Suite à cette visite, en une vingtaine de minutes, j’ai dessiné ce qui serait le graphisme de Kontakt. Nous en sommes aujourd’hui au numéro 48, et ce design n’a pas changé. C’est une revue apériodique, un feuillet recto-verso, noir et blanc de format A4 pour lequel chaque invité.e est libre de contribuer de la façon dont il.elle le souhaite dans l’espace de la page. Chacun.e peut ensuite reproduire et diffuser librement chaque numéro qui est en téléchargement libre sur un blog dédié. S’il s’agissait au départ d’un projet éditorial, il s’est progressivement imposé comme étant également un projet curatorial, un espace d’exposition. Une évidence, finalement, pour moi au vu des recherches que je mène autour de l’histoire du commissariat d’exposition, et en particulier, de la figure du marchand et éditeur américain Seth Siegelaud : son célèbre Xerox Book (1968) étant un livre de photocopies qui se donne comme l’exposition et l’espace même de l’exposition. Aujourd’hui encore, Kontakt est un espace que je propose en tant que tel, avec ses contraintes, aux artistes, activistes et auteur.e.s que j’invite.

Comment se déploie votre travail plastique à proprement parler ?

Je participe régulièrement à des expositions dans lesquelles je peux présenter mon travail de dessin et d’installation. Les matériaux que j’utilise comme supports sont généralement récoltés dans l’espace public ; ainsi, plaques de placoplâtre, parpaings, cartons et autres planches en bois constituent le répertoire de formes et de supports à partir desquels je travaille. Bien qu’ils soient rendus muets par leur recouvrement intégral au graphite ou au stylo bille, ces objets m’intéressent, non seulement parce qu’ils comportent leur propre histoire que je viens faire taire, mais aussi parce qu’en les récoltant et en les exposant dans l’espace de la galerie, s’opère un renversement constitutif de ma démarche : l’espace public infuse dans la galerie, alors que le travail d’édition, lui, par l’intermédiaire d’actions de collages sauvages et de tractages, va venir pirater l’espace public.

J’ai également une pratique quotidienne de la photo, que je fais à partir de mon smartphone, des images de mon environnement immédiat, qui deviennent comme des notes visuelles, personnelles : des matériaux de construction, des rebuts de meubles sur un trottoir, des tags recouverts, etc. Ces images collectées sont archivées dans des dossiers dédiés où je vais piocher au gré des projets que je mène… Mais je dois avouer qu’il m’a fallu des années avant de réussir à montrer et assumer ces images.

C’est un voyage de recherche à Détroit – rendu possible par l’obtention, en 2015, d’une bourse de la DRAC Limousin – qui est à l’origine de mon envie d’exploiter cette matière accumulée depuis des années. Ce voyage, fondateur dans mon parcours, m’a réellement fait prendre conscience des gestes artistiques que je posais et de la manière dont ils s’articulaient entre eux.  Par exemple, sur place, j’ai voulu participer symboliquement à la renaissance de la ville en rangeant les espaces désaffectés que je visitais, pratique que j’avais déjà en France, mais dont je ne faisais rien – peut-être parce que je n’en mesurais pas l’importance ?

Une anecdote qui m’amuse, à propos de ces actions de rangement d’ailleurs : un jour, j’ai regroupé et empilé les pneus dispersés dans tout un quartier autour d’une usine Continental désaffectée ; j’ai filmé, je suis parti. Le lendemain, en retournant sur place pour faire d’autres photos, je me suis aperçu que les gens du quartier avaient pris la suite, et avaient continué à ranger… Un dialogue muet s’était instauré avec eux.

En 2018, j’ai consacré une exposition à ce travail mené à Détroit, au Lieu Minuscule, à Reims ; j’y montrais une vidéo et une série de photographies. Même si j’étais content de l’exposition, j’ai vite pris conscience du fait que ces photographies accrochées au mur ne me convenaient pas. Quelques temps après j’ai été invité à Rennes pour participer à une exposition répartie dans plusieurs lieux de la ville. Un de ces lieux, Lendroit Éditions est une librairie dédiée à l’édition d’artiste. J’ai rencontré le directeur et lui ai parlé de mon envie de faire une édition de cet ensemble de photographies. Situations a ainsi vu le jour. Depuis, trois éditions ont été publiées, la première par Lendroit Éditions, les suivantes en mon nom.

Présenter vos images par le biais du livre vous convient davantage que l’exposition ?

Oui, le livre est très important pour moi. Dans un entretien que j’ai réalisé avec l’artiste et activiste américain Josh MacPhee, il me confiait qu’il préférait toucher cent personnes avec une œuvre à 10 dollars, qu’une seule avec une œuvre à 1000 dollars. Une approche du travail dont je me sens très proche, tant cela permet également de démocratiser la pratique artistique et de la diffuser dans tous les contextes. Par ailleurs, le livre est un support qui m’intéresse aussi parce qu’il instaure un rapport plus direct et intime à l’œuvre. Le livre, on le garde, on le manipule, on l’annote. Cette relation à l’objet est devenue très importante pour moi et constitutive de ma pratique éditoriale.

En parallèle, il vous arrive aussi d’intervenir en tant qu’invité dans les écoles d’art ?

Oui, j’ai participé à différents ateliers dans plusieurs écoles, notamment pour parler de mes pratiques éditoriales ainsi que de mon approche du commissariat. Par exemple, en 2019, j’ai travaillé avec les diplômé.e.s de 5e année de l’IsdaT, à Toulouse, à la réalisation d’une exposition collective. S’est rapidement posée la question du catalogue d’exposition présentant le travail de chacun.e. Nous sommes parti.e.s du constat que les catalogues d’exposition sont souvent inutiles pour les jeunes artistes qui doivent présenter leur travail dans le cadre d’un appel à projet par exemple. Les envoyer par courrier coûte très cher, et souvent les diplômé.e.s ne disposent que de quelques pages à l’intérieur qui leur sont consacrées. J’ai donc proposé aux étudiant.e.s de faire un catalogue sous la forme d’une enveloppe japonaise, dans laquelle chaque diplômé.e disposait d’un format A3 recto/verso. Avec la complicité d’un trio de graphistes issu de cette même promotion et formé pour l’occasion, nous avons travaillé sur une forme unique à chacun.e où ils.elles pouvaient présenter leur travail.

Comment se sont passés les premiers temps de la sortie de l’école pour vous ?

Lorsque je suis sorti diplômé de l’ÉSACM, j’ai participé à plusieurs expositions consacrées aux jeunes artistes issu.e.s des écoles d’art de la région, comme l’exposition Première, qui exceptionnellement cette année-là s’est déroulée au BBB à Toulouse, ou Les enfants du Sabbat au Creux de l’enfer à Thiers. J’avais déjà un réseau, grâce à mes revues notamment, et je mettais énormément d’énergie dans le travail. Quand on sort des Beaux-arts, il faut se déplacer, aller voir les gens, aller voir des expositions, visiter les lieux où se trouve l’activité artistique, se mettre en mouvement. Je ressentais pour ma part une certaine urgence à agir. J’ai un caractère assez impatient, je voulais que les choses se fassent. J’ai fait le choix à ce moment-là de ne pas avoir d’atelier intégré à mon lieu de vie, pour m’assurer une certaine mobilité justement. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment compris l’intérêt de produire des œuvres sans savoir s’il allait être possible de les montrer à un moment ou à un autre ! D’autant plus que, mon travail se construisant en fonction des particularités des espaces dans lesquels il est montré, il ne fait pas sens pour moi à ce moment-là d’avoir un atelier et de m’y enfermer.

L’été qui a suivi mon diplôme, je suis parti à Berlin, puis suis rentré et ai fait de la maison familiale en Haute-Corrèze mon camp de base pour quelques années, ce qui me permettait de pouvoir bouger, accepter des projets et voyager comme je l’entendais. Mon réseau se consolidant et les projets se multipliant, il était devenu nécessaire pour moi de me rendre à Paris au moins une fois par mois.  Quand je n’étais pas sur les routes, à monter des projets, rencontrer des gens, l’essentiel de mon travail devait être celui de la diffusion de ce dernier. Aussi j’ai commencé à répondre à des appels à candidatures. Et si au début je faisais ça timidement, j’en suis vite venu à répondre à une soixantaine d’appels à candidatures par an. Cela me permettait, entre autres, de concevoir des projets et de les mûrir, même s’ils étaient refusés, en les repensant pour d’autres lieux/contextes.  Je réponds toujours à des appels à candidatures, mais beaucoup plus rarement et pour des projets que je choisis avec plus de précision.

Ce qui a changé pour moi depuis l’école, c’est aussi ma temporalité de travail. À l’école j’étais un bourreau d’atelier, j’y étais du matin au soir, je profitais des équipements mis à disposition et appréciais de pouvoir bénéficier du suivi des enseignant.e.s également. J’étais accompagné par les enseignant-e-s qui travaillent la peinture et l’image, comme Jean Nanni, Cécile Monteiro-Braz ou Lina Jabbour. Ils.elles m’ont guidé dans mes choix plastiques.

Aujourd’hui, je travaille très différemment, je ne dessine plus tous les jours comme c’était le cas à cette époque. Je rédige des protocoles, imagine des projets que j’active selon les contextes dans lesquels je suis invité à exposer. Et bien qu’il y ait toujours de la place pour la réalisation de dessins, de peintures ou autres projets, mon travail passe désormais davantage par l’écrit.

Le fait d’être autonome dans ma pratique est très important pour moi. L’autonomie m’apparaît presque comme un devoir d’artiste, une façon d’appréhender le travail, son économie et son rapport à l’autre. J’aime que toutes les étapes d’un travail artistique puissent être réalisées par une seule personne.

Silence, 2018, ensemble de dessins sur carton d’emballage, graphite sur carton contre-collé sur carton gris, 75 x 400 cm
image : vue de l’exposition Art On Paper, BOZAR, Bruxelles, 2018

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je travaille depuis plusieurs années avec le Centre des livres d’artistes (CDLA) à Saint-Yrieix-La-Perche, qui dispose de l’un des fonds les plus importants de livres d’artistes en France. C’est un lieu qui a une politique très ouverte et accueillante sur les questions éditoriales. Depuis 2017, année pendant laquelle j’y ai fait une résidence de recherche, je collabore avec Didier Mathieu, le directeur du CDLA, sur différents projets. En 2018, nous avons proposé une exposition sur le groupe Crass, groupe punk basé à Londres, avec la collection d’ouvrages et de documents de mon père associée à celle du CDLA (CRASS-DIY).

En 2019, avec François Trahais, qui est historien de l’art, nous avons monté un projet qui s’est déroulé au CDLA ainsi qu’au CAPC de Bordeaux, autour des éditions d’Edward Ruscha, Seth Siegelaub et Marcel Duchamp, acteurs et précurseurs de l’édition d’artiste comme elle est pratiquée par les artistes de l’art conceptuel, et de l’impact qu’ils ont eu sur la création contemporaine (#after, de l’édition à l’exposition). Depuis plusieurs mois, je travaille sur un projet d’exposition qui réunirait entre autres les collections du CDLA et du FRAC Bretagne, mais le travail étant encore en cours de construction, je préfère ne pas trop en dire pour le moment.

En parallèle, je m’attelle toujours à la diffusion de mon travail plastique sous la forme d’expositions, dont une doit d’ailleurs avoir lieu au printemps prochain, à Paris.

http://dda-aquitaine.org/fr/alex-chevalier/dossier.html

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