Le parti pris de l’expérience : Marfa

Au printemps 2012, un premier séjour à Houston et Marfa (Texas) d’un petit groupe d’étudiants de Master et d’enseignants, a provoqué un choc par le contraste entre la ville et le désert, par la proximité de la Chinati Foundation et de la frontière mexicaine. Au fil des étapes, le groupe a fonctionné comme un laboratoire de recherche improvisé et mobile. Aux projets individuels s’est ajouté un film, « Lost Horses », qui a donné une forme collective à la recherche. Ce voyage de recherche s’est poursuivi successivement en 2013 et 2014 dans cette région des États-Unis.

 

1er voyage, mars 2012
L’ESACM a été invitée en mars 2012 à assister au symposium consacré à la restitution de Fieldwork Marfa, une résidence de recherche pour artistes conjointement créée à Marfa (Texas) par l’École Supérieure des Beaux-Arts de Nantes Métropole, la Haute École d’Art et de Design de Genève et la Gerrit Rietveld Academie d’Amsterdam.

Après un passage dans la métropole texane de Houston et la visite de la Mesnil Foundation et de la Rothko Chapel, ce 1er séjour à Marfa a permis de découvrir les oeuvres de Donald Judd (installé à Marfa en 1973) et des autres artistes abritées par la Chinati Foundation créée en 1986. Ce fut aussi l’occasion d’approcher les implications artistiques, économiques et politiques d’un tel choix d’implantation par un artiste, dans une petite ville du sud des Etats-Unis, au coeur du désert et à un jet de pierre de la frontière mexicaine, et d’interroger leurs résonances actuelles. Ce 1er voyage, entrepris par 4 étudiants en Master à l’ESACM, accompagné par 3 enseignants, participe à la thématique de recherche « les espaces des paysages », — et plus particulièrement à l’axe intitulé « Le parti pris de l’expérience ». L’équipe de recherche ainsi constituée a déployé un faisceau de réflexion, projets, travaux qui ont trouvé leur aboutissement dans un film collectif intitulé « Lost Horses ».

Les films constituent en effet la forme de restitution de cette expérience. Ils rendent bien compte de l’angle sous lequel la recherche en art est envisagée à l’ESACM : s’écartant résolument des attendus universitaires et des standards académiques, ils privilégient la dimension collective et artistique — une forme en recherche. Comment les pratiques et les formes artistiques se trouvent-elles transformées lorsqu’elles se confrontent à l’échelle et aux particularités physiques, géographiques, géologiques, historiques et culturelles de paysages familiers ou découverts ? Comment, en retour, regarder et penser le(s) paysage(s) ainsi investis ? Voilà les questions qui animent notre voyage autour de l’expérience du paysage.

2ème voyage, mars 2013
En mars 2013, un 2ème voyage de recherche a ainsi été entrepris, cette fois avec 6 étudiants de Master. L’équipe s’est déplacée de Los Angeles à Zabriskie Point (Californie), de Las Vegas (Nevada) à Marfa. Cette expérience riche de contrastes (entre désert et ville, sublime et trivial, temps géologique et entropie…) a stimulé l’élaboration d’un 2ème film, tourné, écrit, monté collectivement, et intitulé « Vega ».

3ème voyage, mars 2014
Au printemps 2014, nous renouvelons l’aventure avec un nouvel itinéraire.
Comme les années précédentes, Marfa est associée à une autre destination — ville ou région du Grand Ouest américain, afin de poursuivre le travail entrepris sur ces territoires, les histoires, les mythes, les personnes dont ils sont habités.

Vega

Retour à Marfa, un an après. Impression d’un retour à la maison (même si l’équipe est en grande partie renouvelée) tant la ville demeure semblable à elle-même — tranquille îlot de résistance au désert qui l’entoure. Lieux et visages connus, amis ou qui le deviennent bientôt. Marfa, cette fois ultime étape d’un périple dans l’Ouest américain. Départ dans l’air immobile d’un après-midi tiède au pied des Watts Towers. Derrière nous bientôt le soir baigné par les amples rouleaux du Pacifique, sous la jetée de Santa Monica. Derrière nous le petit matin encombré des bretelles autoroutières. Franchi le col des San Gabriel Mountains, l’Interstate 15 file droit dans le désert nord californien du Mohave.
Escale à Shoshone, avant la descente au cœur de la Death Valley — plus de 80 mètres sous le niveau de la mer. Paysage aride, salé, désespérant — Badwater — solitude infinie. Soleil couchant sur Zabriskie Point ; hôtel perdu en bord de route. Dunes solitaires d’un sable dont la présence semble relever de l’anomalie géologique. Loin après Ubehebe Crater, au bout de la piste, des pierres mouvantes tracent, sur le fond d’une ancienne mer, des sillons dans la boue qui, durcie, les fossilise — mais pleut-il seulement parfois ?

Les plaines fertiles…
Les vallées n’existent pas.

C’est en quittant le désert que surgit le mirage — fata morgana. Lueur étrange derrière les crètes… la nuit disparaît. Ciel électrique.

Entertainment et paranoïa : faune de zombies accrochés à des bandits-manchots cliquetant et clignotant, à la dérive sur Fremont Street ; paysages en négatif — invisible Zone 51, évidée la montagne aux yuccas. À quelques miles, la Virgin River que surplombe une tranchée en ruines.

Le chaos géologique de la Valley of Fire — des morceaux de temps basculés, jetés là. Le perpétuel présent sans profondeur du Strip — une illusion de plus — ghost-town en sursis. Lieu de nulle part (et de partout à la fois, si l’on en croit l’architecture) ; peut-être un bel endroit pour une rencontre, une histoire, l’Histoire. Une femme, forcément (cinéma). Ou une déesse bâtisseuse. Ou une étoile lointaine. L’histoire du monde. Un mythe. Un homme aussi. Ou tous les hommes peut-être, ou alors aucun d’eux vraiment. L’histoire des Etats-Unis. Un mythe.

Et sous la Stratosphere, l’eau — silencieuse

Lost Horses

Printemps 2012. Quatre étudiants et trois enseignants de l’École Supérieure d’Art de Clermont-Métropole partent pour Marfa, dans l’ouest du Texas. Sur les traces de Donald Judd. Motivé à la fois par la présence à Marfa d’artistes en résidence, par l’existence des fondations Judd et Chinati, ce premier séjour dans cette région est aussi — surtout ? — animé du désir de partager l’expérience du désert.

C’est une équipe de recherche qui se retrouve là, sillonnant la région des heures et des jours durant, dans une voiture devenue laboratoire mobile, d’El Paso à Big Bend State Park, de Fort Davis à Candelaria, de Pinto Canyon Ranch à White Sands, Nouveau Mexique. Chacun est là pour poursuivre et nourrir son propre travail ; pour tenter de concrétiser un projet. Chacun mesure aussi combien la rudesse du pays, la puissance des paysages, sont à même de le tenir en échec — mais cette sorte d’échec qui vaut plus qu’une réussite, car les choses s’en trouvent profondément déplacées, rétablies dans leurs rapports d’échelle et de force. Ces projets constituent l’amorce d’un projet collectif qui s’impose bientôt : un film.

Pas un film documentaire, ni même un récit de voyage : plutôt une forme de recherche — une forme en recherche. Un film tourné dans une région vue et vécue dans le long travelling avant de la route et de la marche. Un film qui restitue moins le déroulé objectif des événements qu’il ne s’offre comme un partage d’intensités. Un film sur, dans, des paysages déjà cinématographiques. Un film nourri de cette ambivalence entre le sentiment de « déjà vu », l’imaginaire collectif que le cinéma, justement, a contribué à façonner, et l’expérience vécue, le choc du retour sur soi qu’impose le désert. Sur les traces de Donald Judd, c’est peut-être d’abord à la recherche d’eux-mêmes qu’ils sont partis.

Cédric Loire