Figures de transition (Surexpositions) : tropes, images, symboles d’un art en devenir

Partant de l’intérêt renouvelé pour l’art contemporain d’Afrique, depuis Clermont-Ferrand en lien avec Cotonou et Ouagadougou, Figures de transition est composé par Jacques Malgorn (artiste, chercheur associé à la Coopérative), J. Emil Sennewald (critique et philosophe enseignant à l’ÉSACM), Camille Varenne (artiste et chercheuse associée à la Coopérative) et Enrico Floriddia (artiste et chercheur à la coopérative), en collaboration étroite avec Farah Clémentine Dramani Issifou (film curator, chercheuse et critique indépendante) et Dao Sada (scénographe et curateur).

En nous situant à la confluence des pratiques des artistes dont le désir est de devenir auteur·e de leur propre image, nous considérons que la « contemporanéité » de l’art produit immobilisme, impasses et reproduit les asymétries sociétales et politiques par lesquelles elle a été instaurée. Notre recherche par l’art se concrétise par l’édition séquentielle Epokä : une édition collaborative et évolutive dans laquelle, d’un cahier à l’autre et suite à des rencontres et échanges, chaque contribution peut être reprise, commentée, élargie ou transformée. Ainsi, c’est l’objet, ses formes et ses conséquences qui induit les recherches et non pas l’inverse : nous ne produisons pas d’actes de recherche, mais nous mettons en action nos interrogations. Sous le titre « Être exposé – s’exposer », Epokä questionne les conditions sous lesquelles l’exposition fait exister l’art, en particulier dans l’espace afro-européen.

En étant sensible à la mise en jeu opérée par l’exposition et aux enjeux de traductions, transformations et transitions, nous interrogeons les démarches de pacification et de réconciliation des expositions qui tentent de camoufler un impérialisme postcolonial. À l’inverse de la condescendance, Epokä propose de déconstruire les politiques de lissage, de renoncer à la conception d’un point de vue neutre, situé nulle part, pour au contraire identifier les terrains hybrides où l’être ensemble se réinvente par un point de départ résolument subjectif et singulier. Visant un art en devenir, nous cherchons un terrain partagé – celui du vécu, du vivant, de l’action – par des rencontres, discussions, critiques.

L’intercalaire

Dans le cadre des « espaces des paysages », le programme L’Intercalaire a exploré la notion de « latence ». Une période de latence est un délai entre une action et le déclenchement d’une réaction, un laps de temps diffus qui s’intercale entre deux moments. Il n’est pas réellement quantifiable, ni définissable, il peut exister en éveil, en sommeil, dans des moments de détente ou d’ennui, de lecture, de promenades… Cependant, sa finalité est la concrétisation de quelque chose, que ça soit un geste, une pensée ou une mise en forme. Cette notion a été expérimentée à travers deux déplacements, deux destinations différentes amenées à dialoguer l’une avec l’autre : le cadre sauvage des Îles d’Aran et la Grande Motte, hors-saison.

Le groupe de recherche L’intercalaire s’est formé en juin 2014 à l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole. À partir d’octobre 2014 il fait appel à des antennes, des chercheurs associés, pour nourrir l’objet de sa recherche : la latence. Le groupe est aujourd’hui constitué de quatorze personnes.
C’est suite à la lecture de Vermilion Sands de J-G Ballard que la latence est devenue l’objet de notre recherche. Dans ce recueil de nouvelles, Ballard définit une période de dix années de dépression mondiale, d’ennui léthargique et de chaleur estivale : l’intercalaire. Cette période, présente d’une manière ou d’une autre dans chaque nouvelle, renvoie à une notion de laps de temps diffus, où poètes, musiciens, architectes, sculpteurs de nuages, peuplent une station balnéaire imaginaire et se posent la question de la transmission à travers des corps et des gestes différents dans un temps immobile.
Pour aborder cette notion immatérielle et travailler dans, sur et avec cet interstice, nous avons effectué deux voyages sur deux sites distincts. Aux îles d’Aran à l’automne 2014 et à La Grande Motte en février 2015, avec en écho la mélancolie d’arrière-saison de Vermilion Sands.
Ces deux espaces en opposition, une île plane et sauvage, un espace architectural et balnéaire, nous sont apparus comme deux espaces vacants, en attente. Nous y sommes partis sans outils de captation. Pensés ainsi comme des moments de latence, ces voyages ont constitué une mémoire commune du paysage qui, depuis, imprègne à long terme un ensemble de formes discrètes. Ces formes, pensées collectivement, sont tour à tour des manières de convoquer cette expérience à travers l’écrit ou la parole, à travers des captations sonores ou des images à peine perceptibles. Chaque forme, dans sa mise en oeuvre, contient sa propre latence.
Chaque forme contient son propre mode de diffusion. L’objet de notre recherche et ses formes sont devenus inhérents l’un de l’autre et génèrent sans cesse des bifurcations issues d’un dialogue collectif.

L’équipe :  Alexandre Paulus, Antoine Barrot, Armance Rougiron, Brigitte Belin, Fabrice Gallis, Julien Sallé, Lina Jabbour, Lucia Sagradini-Neuman, Marion Robin, Marjolaine Turpin, Philippe Eydieu, Samira Ahmadi-Ghotbi, Tiphaine Calmettes, Vincent Blesbois

Un film infini (le travail)

Né à la suite d’une première expérience de tournage en 2013 dans l’espace emblématique des « pistes » des usines Michelin, à Clermont-Ferrand, le programme de recherche Un film infini (le travail) part du constat d’un lien historique entre la naissance du cinéma et celui du travail à la chaîne. Le cinéma, inventé à la fin du XIXème siècle, entretient en effet une étroite relation avec le travail moderne, de son fonctionnement, la chaîne de production, à son vocabulaire (ne parle-t-on pas d’industrie cinématographique ?). Il est aussi le premier à l’avoir enregistré (la sortie d’usine des frères Lumière). Un étrange parallèle s’opère donc entre ces deux notions, comme si une forme de travail (le cinéma) s’était émancipée d’un ensemble plus vaste pour se mettre à l’écart et le regarder, sorte de faux-frère voyeuriste et fainéant, se dégageant ainsi du fonctionnalisme industriel et se concentrant plutôt sur l’analyse de son propre objet, sa propre image.

Composé d’enseignant.e.s-chercheur.e.s, de chercheur.e.s associé.e.s et d’étudiant.e.s de l’école, l’équipe du groupe de recherche se renouvelle en partie chaque année. Dans un premier temps, les membres d’Un film infini (le travail) se concentrent sur la création d’une culture commune. Cela passe par la lecture de textes, le visionnage de films, des temps de discussion ainsi que par le partage de moments quotidiens. Viennent ensuite les temps de tournage collectif, pendant lesquels chacun filme, révélant ainsi des approches et des rapports à l’image différents. Ces rushes sont ensuite stockés sur disque dur, s’accumulent, se mélangent, s’ordonnent, s’oublient, resurgissent. On peut voir cette banque de données comme l’inconscient du Film infini (le travail).

Le montage revient donc à faire advenir cet inconscient pour lui donner forme et le rendre accessible. À partir des premières séquences tournées, le film dérive au contact de sa mémoire vivante. Des personnes extérieures à l’école sont invitées pour penser, avec l’équipe, ce qui a été enregistré. Les rencontres peuvent être enregistrées et participer au film. Ainsi, le film se fait en se faisant, il se construit organiquement en fonction des rencontres et produit alors un travail sur lui-même. Faire un film avec son sujet et non pas sur son sujet. Un travail d’écriture se construit également au fur et à mesure de la recherche et selon les mêmes modes de travail que pour le film : chacun écrit des textes, qui peuvent être repris par d’autres, agencés entre eux. Le film n’a ni temps ni auteur déterminé. C’est un film collectif, dont les acteurs sont aussi les auteurs.


Artistes en travail

Au travers un entretien avec des artistes sur leur lieu de production ou dans leur atelier, Artistes en travail aborde les questions propres à la pratique singulière de chacun, des processus de mises en forme adoptés pour faire aboutir leur projet.
Ces entretiens s’attachent à faire émerger ce qui constitue le travail de l’artiste, de la pratique quotidienne à la pratique événementielle, dans la perspective de l’œuvre à réaliser ; mais aussi ce qui, à différents moments et différents degrés, « travaille » fondamentalement la pratique : matériaux, gestes, savoir-faire, délégation, sous-traitance, assistanat, processus, méthodes, lieux des opérations, contexte sociologique.

Le choix des artistes est déterminé collectivement, en associant à cette réflexion équipe pédagogique, étudiants et membres de la coopérative de recherche, en prenant soin de varier les approches esthétiques et tout en veillant à croiser les générations.
Ces entretiens font l’objet d’une captation sonore et vidéo et permettront à terme de constituer une collection et une publication.

Léviathan

« Les lourdes vannes du monde des merveilles s’ouvraient lentement, et, dans les folles visions dont se nourrissait mon désir, se glissaient, deux par deux, jusqu’au plus secret de mon âme, d’infinies processions de baleines ; au milieu, un majestueux fantôme encapuchonné, pareil à une colline enneigée, flottait dans les airs. »
Herman Melville, Moby-Dick ou le cachalot, chapitre I, « Mirages »

Présentation du programme
1) Moby-Dick, roman de recherche :
Ce projet se fonde sur des (re)lectures – individuelles, partagées – du roman d’Herman Melville, Moby-Dick, ou le cachalot, paru en 1851. Dans ce récit qui est celui d’une recherche, deux « figures » de chercheurs se côtoient :

– Celui qui se fait appeler Ismaël (qui fait preuve d’une capacité à observer, à spéculer, à mettre le savoir à l’épreuve de l’expérience, ce pour quoi il s’embarque) ; il se dit « instituteur » mais son identité est incertaine ; il est une sorte de « double » errant de Melville).
– Achab, le capitaine du Pequod qui poursuit Moby Dick d’une façon obsessionnelle. Fasciné par l’objet de sa recherche, il perd toute distance et en meurt, littéralement « ligoté » à lui – étranglé par la ligne de son propre harpon
– Et puis aussi, peu à peu, jusqu’aux trois ultimes chapitres consacrés à la chasse proprement dite, surgit un troisième « chercheur » : Moby Dick lui-même, qui transforme ses poursuivants en proies – figure spectrale de ce qui, dans la recherche, nous recherche en se laissant poursuivre.
Dès le milieu de sa rédaction, le roman devient ainsi que l’écrit Melville à son éditeur « une étrange espèce de livre » qui fait de la hantise le moteur des êtres, depuis la douce « rêverie océanique » d’Ismaël jusqu’à la passion vengeresse d’Achab, et la poursuite rageuse du cachalot. Les figures du savoir convoquées (la profession d’instituteur, les citations qui ouvrent le roman, les digressions cétologiques qui émaillent le récit) paraissent de plus en plus dérisoires à mesure que l’on avance dans la lecture, comme si la raison perdait pied face à l’énorme de la passion d’Achab, de l’adhésion de tout l’équipage à ce non-projet quasi « bataillien » : tout consumer, pour consumer la baleine.
Cette dépense au cœur de la dramaturgie fait signe vers une forme de recherche, de quête qui n’est pas de l’ordre de l’articulation systémique, positiviste, mais bien d’une recherche dans le tréfonds (les fonds obscurs de l’océan), la tache aveugle, l’invisible qui agite la surface…

2) Léviathan :
Figure tératologico-biblique, monstre « d’avant l’histoire », animal qui échappe à « l’archive » de Noé, Léviathan est aussi la figure allégorique d’une utopie politique, chez Hobbes : le Léviathan comme figure de l’Etat, contre le Béhémoth, figure de l’anarchie.
Intitulant ce projet « Léviathan », nous avons conscience que, d’emblée, s’exerce sur nous le poids du « monstre ». En choisissant, au début, d’y adjoindre, entre parenthèses, la mention « titre provisoire », nous tentons non pas de nier ce poids, mais plutôt de l’esquiver – au sens ou l’esquive est d’abord une stratégie « de combat », où nos propres gestes sont impulsés (mais non conditionnés) par ceux de « l’adversaire ». Au monstre biblique répondent nos fantasmes et nos désirs ; au monument littéraire l’incertitude de notre propre entreprise ; au bel ordonnancement de l’utopie politique nos doutes et inquiétudes. Car l’horizon de ces recherches, par les (re)lectures et par la production de situations et de formes, est celui de tentatives d’exploration, d’enjeux politiques, sociaux, économiques contemporains, déjà présents dans le livre de Melville, en lien ou en opposition avec la dimension épique du roman.
Le bateau-usine y figure une société a priori ordonnée mais détournée de ses visées initiales, « désordonnée » par son propre capitaine. L’outil de production est détourné de sa fonction économique au profit de l’assouvissement de la passion d’Achab, pure « dépense » qui le consume et finit par consumer avec lui le navire et son équipage tout entier.
C’est précisément cette tension (de relation et/ou d’opposition) entre l’économie libérale de la production de marchandise, et l’économie des affects, du sublime, qui constitue l’arrière-plan, la « méta-problématique » de ce projet de recherche.

Méthodologie
1) Affirmation de la lecture comme matière à désirs ; le livre comme matrice des formes, « carte » de territoires à explorer :
Les visions nées de la lecture, le montage-démontage du texte, l’extraction de passages, de mots, de données, tout cela pour produire peut-être d’abord des situations qui mettent en partage « sa » lecture.
Il s’agit de partager son expérience du texte, via les outils de chacun(e) : performance, écriture, image fixe et en mouvement, volumes, installations, etc. La mise en commun se fait en situation « réelle » : les cachalots ne se dépècent pas sur un bureau, il faut tout un pont. Il nous faudra ainsi éprouver dans l’espace nos désirs.
Pour cela nous travaillerons à la fabrication de situations, d’expériences : lectures à plusieurs, lectures seul… qu’il s’agira de confronter (et avec elles l’imaginaire et le désir qu’elles éveillent) à un réel contemporain. Pour créer des situations de lecture, il nous faudra rechercher des « terrains ».
Les réunions du groupe de recherche sont en effet pensées en fonction des lieux où s’incarnent les imaginaires, les lectures. La réflexion se fait dans la mise en présence du texte et de contextes.

2) La hantise comme méthode et temporalité :
C’est « ce par quoi nous sommes cherchés » qui nous mène… On pense ici aux « mirages » que poursuit Ismaël dès le premier chapitre ; aux « folles visions » qui agitent parfois son sommeil ; au sermon tempétueux du Père Mapple ; à l’obsession sans répit du capitaine Achab… À ce qui, du fond obscur, se meut invisible, nous hante et parfois surgit – souffle, terreur blanche, aveuglement.
Ce projet est donc bien logiquement traversé d’axes de recherche pluriels. Les premiers axes qui sont proposés et menés ensemble sont notamment les suivants :
– l’axe du trauma, de l’après-coup propre à l’histoire du capitalisme, et qui est celui de crises permanentes (la « stratégie du choc », Naomi Klein) ;
– l’axe de l’énergie, la lumière comme forme, histoire, et enjeu (l’huile de baleine précédant le pétrole dans l’histoire des sources d’énergie et de la production de lumière artificielle) ;
– l’axe de la « question animale », de ce que fait la production industrielle aux relations humain-animal – Achab résistant à la réduction au même du corps de Moby Dick, désirant le corps-à-corps singulier, comme un exact contraire de la boucherie impersonnelle et productive du dépeçage habituel des cétacés.

La temporalité du programme, infléchie par le rythme des recherches de chacun, n’est pas envisagée comme une succession de « sujets », mais bien plutôt comme un « roulement » qui dans un premier temps est à la fois celui des vagues de l’océan et celui de la « chaîne » industrielle.
L’évolution des recherches, à l’aune des expériences menées, des rencontres et des échanges, des formes produites, détermine la suite de notre parcours, toujours guidé par Moby-Dick tout comme l’était la navigation du Pequod, guidée par les notes des livres de bord et des cartes d’Achab, autant que par les réponses des autres navires à son entêtante question « Avez-vous vu la baleine blanche ? ».

3) La polyphonie du récit est celle du projet :
Il y a une polyphonie des lectures, tout comme dans le roman existent plusieurs régimes d’écritures. À partir des quêtes singulières de chacun dans Moby-Dick, on accède au groupe, comme réceptacle et force à la fois centripète et centrifuge des questionnements. Chacun explore le roman depuis son champ spécifique de préoccupations ou bien plutôt d’obsessions, œuvrant à « son » chapitre. La mise en commun des fruits de ces recherches singulières oriente la « navigation » à partir du livre-carte.

L’imaginaire de la lecture s’expérimente sur les terrains géographiques choisis au fur et à mesure des recherches, proches et lointains, déjà envisagés, à découvrir au fil du travail, ou à rêver comme des points sur l’horizon. Parmi ces « terrains », la ville de Detroit (Michigan), qui a connu la faillite à la suite de la crise de 2008, constitue une première « escale ».
Quelque chose se noue entre Moby-Dick et Detroit, dans les profondeurs sombres et mouvantes du lieu d’un naufrage celui du Pequod, celui de la ville (il n’y a pas loin de la shrinking city à la sinking city). Il ne s’agira pas pour autant de se repaître une fois de plus du spectacle de la catastrophe, que nous offrent les somptueuses images des ruin-porners à Detroit. Inquiétés par un désastre qui a déjà eu lieu (Maurice Blanchot), à Detroit nous sommes au plus près de cet « après-désastre » (Philippe Jaworski) que la ville après la lente ruine et la faillite, partage « à terre » avec le Pequod et son équipage – et dont l’écrivain Alexandre Friedrich cherche à vérifier s’il n’est pas « notre avenir d’Européens ».

À Detroit, les « naufragés », rescapés de la catastrophe, en sont aussi comme Ismaël les premiers témoins. Ils sont aussi les acteurs de « l’après-désastre ». Ont-ils, eux, « vu la baleine blanche » ? Savent-ils « où est le navire » ?


Des exils

Le groupe de recherche Des Exils réunit des enseignant.e.s, Michèle Martel, historienne de l’art et Jan Kopp, artiste, des chercheur.se.s et des étudiant.e.s du second cycle à l’ESACM. Tou.te.s se retrouvent autour de la nécessité de questionner le point de vue des artistes et des chercheur.e.s face à un état du monde où la question de la mobilité, des hommes comme des marchandises, est devenue un enjeu géopolitique majeur et une cause de désenchantement.

L’Europe semble n’être plus capable que d’ériger de nouvelles clôtures qui découlent de la fatigue de ses démocraties, souvent prises au piège par le retour d’idéologies crypto-fascistes. A contrario, le néo-libéralisme achève de disloquer certains liens culturels, économiques et sociaux. Nous faisons l’hypothèse que de nouveaux modes « d’en commun » artistiques peuvent surgir si l’on s’extirpe du « désir de la clôture » (Achille Mbembé, Politique de l’inimitié, 2016) et si l’on observe attentivement les nombreuses stratégies et formes inventées par les artistes et auteur.e.s pour représenter et/ou déjouer les agencements néo-libéraux et leur corollaire nationalistes.

Pour mettre à l’épreuve notre hypothèse, nous mettons en place des méthodes de recherche aptes à produire cet « en commun ». Répéter, redire, refaire permet de parler la langue de l’autre, des autres, et de produire de constantes circulations entre le soi et le hors soi. Cette incorporation fait émerger d’autres sens moins univoques que ceux produits par l’analyse qui induit grille de lecture, typologisation etc.

Si nos outils se trouvent dans les sciences humaines et sociales enrichies par les savoirs dits « périphériques » des études post-coloniales, queer et féministes autant que dans les textes et propositions des artistes et des auteur.e.s, notre dispositif principal pour éprouver notre hypothèse réside dans la réitération d’un déplacement. Il s’agit de celui de A., personnage principal du film d’Angelopoulos  Le Regard d’Ulysse (1995). Réalisateur exilé au Etats-Unis, A. part à la recherche de bobines jamais développées des pionniers du cinéma dans les Balkans, les frères Manaki, Manakis ou Manakia, selon que l’on se trouve en Albanie, Grèce ou Roumanie. Lors de ce voyage, A. revit son passé familial, les arrestations puis l’exil forcé de sa famille, en même temps que la guerre contemporaine, son périple s’achevant dans Sarajevo assiégée.

Si nous avons choisi de refaire ce parcours, c’est parce qu’il déclenche une crise sentimentale, identitaire et artistique chez Harvey Keitel, interprète de A., et parce qu’il réitère lui-même, à l’autre bout du 20ème siècle, les déplacements des frères Manaki et de leurs œuvres, aujourd’hui encore revendiquées par au moins cinq pays, de la Roumanie à la Bosnie-Herzégovine; s’y ajoutent, bien sûr, le fantôme d’Ulysse et de son « beau voyage ». Angelopoulos fait la démonstration que cet espace géographique, souvent considéré aujourd’hui comme une marge de l’Europe, permet de faire résonner fortement présent et passé, démonstration que les routes migratoires du début des années 2010 sont venues confirmer.

Retrouvez l’agenda des activités du programme Des exils depuis 2018.

Collages en France

Un voyage sur les traces de Jean-Luc Godard, qui est autant une réflexion sur les paysages qu’il a filmés que sur le « personnage» Godard, motif et objet de la recherche. Le dispositif associera visionnage des films et traversée des paysages de Clermont-Ferrand à Rolle (Suisse), pour aller à la rencontre d’étudiants d’autres écoles, d’artistes et – qui sait ? – du cinéaste lui-même.

Collages en France est un programme de recherche qui s’est déroulé entre 2012 et 2013.
Ce projet s’est constitué à partir de la figure du cinéaste Jean-Luc Godard et d’un voyage. Faire un voyage de recherche exactement comme on construit un film. En écrivant le scénario par étapes, en fonction des évènements, en fonction des situations mises en place, des rencontres, des villes, et des paysages, c’est à la fois avoir un but (le lointain) et en même temps être à l’écoute du voyage, des paysages traversés, rencontrés, arrêtés (le précis).

Le voyage a donc eu un départ (Clermont- Ferrand, France), et une arrivée (Rolle, Suisse). L’objet de ce voyage fut une transformation de l’espace en récit. L’idée d’aller rendre visite à Jean-Luc Godard à Rolle, tout en construisant le voyage en fonction de ses films est né du désir de travailler à la fois sur le langage dans le paysage et en même temps voir le paysage comme un langage. C’est l’invention d’un jeu permanent entre histoire et géographie, récit et voyage, rencontre et déplacement, fiction et documentaire, fabrique et hasard, proche et lointain…

Le projet a donc été de produire une forme qui puisse faire part de cette relation entre le voyage, la recherche et le cinéma. Cette forme est nommée «film», mais n’en est pas un, ou pas seulement. C’est un livre (Jean-Luc Godard appelle lui-même certains de ces films «des scénarios»). L’intention a donc été de travailler sur la matière d’un film invisible, un scénario possible, un humus mental ouvert à tous les possibles et où toutes les formes sont potentiellement invitées (sculptures, musiques, littératures, sons, dessins, rencontres documentées…).

Faire un film comme un livre, c’est oublier un temps la contrainte de la technique filmique, et imaginer que toutes les formes puissent engendrer un scénario. Faire une enquête…
Définir les lieux qui soient emblématiques du cinéma de Godard – Jean-Paul Belmondo s’adressant au spectateur dans le film À bout de souffle en 1960 : «Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, alors… Allez-vous faire foutre !».
Le groupe de recherche «Collages en France» est donc passé par la mer, la ville et la montagne pour rejoindre la Suisse. Pendant ce voyage, le groupe a rencontré aussi des personnages liés, de près ou de loin, au cinéma de Jean-Luc Godard : Jean- Pierre Rehm, directeur du FID, Festival International du Documentaire de Marseille ; un guide de haute montagne ; les étudiants du pôle image à l’école d’art de Genève. Mais pas seulement…

Ce voyage rappelle aussi la forme même du cinéma, l’une technique, le travelling ; et l’autre appartenant au genre, le road-movie. Si l’on considère le mouvement comme la condition même du voyage mais aussi celle du cinéma, ce voyage est donc en tant que tel un film où toute prise de position, tout acte fait partie intégrante du scénario- livre, réalisé au sein du projet «Collages en France».

Le parti pris de l’expérience : Marfa

Au printemps 2012, un premier séjour à Houston et Marfa (Texas) d’un petit groupe d’étudiants de Master et d’enseignants, a provoqué un choc par le contraste entre la ville et le désert, par la proximité de la Chinati Foundation et de la frontière mexicaine. Au fil des étapes, le groupe a fonctionné comme un laboratoire de recherche improvisé et mobile. Aux projets individuels s’est ajouté un film, « Lost Horses », qui a donné une forme collective à la recherche. Ce voyage de recherche s’est poursuivi successivement en 2013 et 2014 dans cette région des États-Unis.

 

1er voyage, mars 2012
L’ESACM a été invitée en mars 2012 à assister au symposium consacré à la restitution de Fieldwork Marfa, une résidence de recherche pour artistes conjointement créée à Marfa (Texas) par l’École Supérieure des Beaux-Arts de Nantes Métropole, la Haute École d’Art et de Design de Genève et la Gerrit Rietveld Academie d’Amsterdam.

Après un passage dans la métropole texane de Houston et la visite de la Mesnil Foundation et de la Rothko Chapel, ce 1er séjour à Marfa a permis de découvrir les oeuvres de Donald Judd (installé à Marfa en 1973) et des autres artistes abritées par la Chinati Foundation créée en 1986. Ce fut aussi l’occasion d’approcher les implications artistiques, économiques et politiques d’un tel choix d’implantation par un artiste, dans une petite ville du sud des Etats-Unis, au coeur du désert et à un jet de pierre de la frontière mexicaine, et d’interroger leurs résonances actuelles. Ce 1er voyage, entrepris par 4 étudiants en Master à l’ESACM, accompagné par 3 enseignants, participe à la thématique de recherche « les espaces des paysages », — et plus particulièrement à l’axe intitulé « Le parti pris de l’expérience ». L’équipe de recherche ainsi constituée a déployé un faisceau de réflexion, projets, travaux qui ont trouvé leur aboutissement dans un film collectif intitulé « Lost Horses ».

Les films constituent en effet la forme de restitution de cette expérience. Ils rendent bien compte de l’angle sous lequel la recherche en art est envisagée à l’ESACM : s’écartant résolument des attendus universitaires et des standards académiques, ils privilégient la dimension collective et artistique — une forme en recherche. Comment les pratiques et les formes artistiques se trouvent-elles transformées lorsqu’elles se confrontent à l’échelle et aux particularités physiques, géographiques, géologiques, historiques et culturelles de paysages familiers ou découverts ? Comment, en retour, regarder et penser le(s) paysage(s) ainsi investis ? Voilà les questions qui animent notre voyage autour de l’expérience du paysage.

2ème voyage, mars 2013
En mars 2013, un 2ème voyage de recherche a ainsi été entrepris, cette fois avec 6 étudiants de Master. L’équipe s’est déplacée de Los Angeles à Zabriskie Point (Californie), de Las Vegas (Nevada) à Marfa. Cette expérience riche de contrastes (entre désert et ville, sublime et trivial, temps géologique et entropie…) a stimulé l’élaboration d’un 2ème film, tourné, écrit, monté collectivement, et intitulé « Vega ».

3ème voyage, mars 2014
Au printemps 2014, nous renouvelons l’aventure avec un nouvel itinéraire.
Comme les années précédentes, Marfa est associée à une autre destination — ville ou région du Grand Ouest américain, afin de poursuivre le travail entrepris sur ces territoires, les histoires, les mythes, les personnes dont ils sont habités.

Robinson (Vendredi) – Vendredi (Robinson)

Les deux volets du programme de recherche «Robinson (Vendredi)» et «Vendredi (Robinson)» s’organisent autour du roman Robinson Crusoé écrit par Daniel Defoe publié en 1719, dont le héros vécut 28 ans sur une île déserte de la côte américaine suite à un naufrage. Trois figures marquantes issues du livre, celle de l’île, celle de Robinson et celle de Vendredi, structurent la réflexion de ce programme.

Le programme suit ainsi le fil narratif du livre : l’île est le fil transversal, Robinson est d’abord seul, puis il est rejoint par Vendredi. Néanmoins ces trois éléments clés dépassent le cadre du texte de référence pour devenir des notions, des formes, des figures… comme le montrent la bibliographie et la filmographie déjà abondantes. Des allers retours entre ce corpus théorique et artistique très important et le livre de Defoe servent de fil conducteur au travail mené par ce groupe de recherche et génèrent la problématique, la forme et l’agenda du programme. Robinson se construit comme figure solitaire et singulière, qui fait avec ce qu’il trouve et se construit un monde avant que Vendredi ne fasse irruption dans l’île, figure de l’autre qui vient bousculer tout ce que Robinson avait mis en place.

Ce serait ainsi trouver à travers les figures de Robinson et Vendredi, la figure de l’artiste et du temps de la création : temps où l’on crée son monde à soi et temps où l’on rencontre l’autre. Ce lien entre les figures de l’artiste et celles des deux personnages de fiction est l’objet de la recherche. Comment les figures fictionnelles, conceptuelles, mythologiques de Robinson et Vendredi au coeur de l’île permettent de (re)penser la figure de l’artiste, de l’espace de la création artistique ?